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Comment créer de mauvais enseignants (ou payer les enseignants à la performance)

Le 9 septembre 2014, Le Devoir publiait un article intitulé Des professeurs rémunérés selon le succès de leurs étudiants? dans lequel on explique une recherche menée par l'Institut Fraser, selon laquelle le gouvernement devrait récompenser les enseignants selon les notes obtenues par leurs élèves plutôt que de les payer selon leur ancienneté, afin que le système d'éducation canadien reste compétitif sur la scène internationale.


D'abord, la recherche menée par l'Institut Fraser s'appelle Pour des meilleurs enseignants dans les écoles publiques. Je ne peux m'empêcher de remarquer comment le système privé a été écarté de la recherche. Serait-il vraiment juste de changer le mode de rémunération des enseignants selon qu'ils enseignent en milieu publique ou privé? On le sait, le système privé effectue, avec les examens d'entrées, un mécanisme de reproduction des inégalités sociales: il «favorise les plus favorisés et défavorise les plus défavorisés»[1] sur les plans cognitif et économique. Le privé s’assure de n’accueillir que l’élite entre ses murs. Si les élèves «normaux» et ceux ayant des difficultés d’apprentissages, qui sont de plus en plus intégrés dans les classes régulières, se retrouvent tous au public, comment peut-on comparer les résultats scolaires obtenus par les élèves de ces deux systèmes scolaires? La tâche d’un enseignant au publique n’est pas la même que celle d’un enseignant au privé à cause, justement, de la clientèle fort différente. Rémunérer les enseignants selon leur performance, seulement au publique, ne ferait qu’augmenter les tensions qui existent déjà entre les deux systèmes.

Ensuite, énormément de facteurs influencent le rendement scolaire des élèves. Ici, on parle, entre autres, des antécédents familiaux (milieu socio-économique, culture d’origine) et des caractéristiques personnelles (motivation, aptitudes, personnalité, etc...)[2]. L’expérience des enseignants, leur rémunération, leurs méthodes pédagogiques et l’équipement qu’ils utilisent n’expliquent pas à eux seuls la différence de performance entre les élèves d’une même classe[3]. Comment former les classes afin que les élèves moins forts soient répartis dans toutes les classes? Est-ce que cela serait une bonne chose? Si des élèves moins forts sont avec des autres élèves plus forts, ne vont-ils pas avoir plus de difficultés à suivre le cours si l’enseignant ne veut pas retarder ceux qui peuvent lui donner les meilleurs résultats scolaires afin que ce dernier obtienne son bonus? Regardons la situation au Nunavik, où le taux de décrochage annuel a varié entre 59.2% et 73.4%, par année, entre 1999 et 2011[4]. Comment juger la performance d’un enseignant dans de telles conditions où les défis en éducation sont de taille? Si la moitié des élèves d’un enseignant abandonne l’école, est-ce nécessairement de la faute de ce dernier? Va-t-on lui enlever la moitié de son salaire parce que la moitié de sa classe a quitté les bancs d’école? En exagérant, les enseignants dans cette situation se feraient payer en nature: ils perdraient leur logement et devraient vivre dans les montagnes de la toundra.

Pour ajouter à cela, la réforme imposée par le MELS en 1997 a créé les cycles afin de s’assurer de l’existence d’un travail de coopération entre les enseignants[5]. La rémunération au mérite crée des froids entre les enseignants et brise cette coopération qui était à la base de la composante professionnelle de la réforme[6]. Comment s’assurer d’une continuité dans l’enseignement de nos enfants si les enseignants ne communiquent plus entre eux? Un enseignant pourrait développer de belles activités et ne pas vouloir les partager avec d’autres pour garder sa «recette secrète» secrète et éliminer une compétition potentielle pour son bonus. L'ambition d'un enseignant qui désire un bonus n'a pas sa place en enseignement, car l'enseignant est, à la base, une personne qui aide les jeunes à se développer et non une personne qui s'aide à développer son compte bancaire. Ce système de rémunération ferait de nos enseignants des vendeurs de connaissances à commission.

L’institut Fraser mentionne, dans son article, que la rémunération au mérite avait été testée dans certains états aux États-Unis. Les résultats avaient montré une augmentation des résultats scolaires des élèves, mais minime[7]. Peut-on vraiment être certain que les enseignants n’ont pas créé des examens plus faciles afin que les notes obtenues par leurs élèves soient meilleures? Au Québec, seulement quelques matières sont soumises à des épreuves ministérielles en fin d’année en quatrième et en cinquième secondaire (français, anglais, histoire, mathématiques). Il faudrait que des examens normalisés soient donnés à la grandeur de la province pour toutes les matières et toutes les étapes de l’année afin de s’assurer qu’aucun enseignant ne tente de contourner le système.

Enfin, le système de rémunération selon le mérite des étudiants créerait des enseignants individualistes, centrés sur leur bonus de fin d’année, insouciants des besoins des élèves en difficulté, car trop occupés par les meilleurs élèves qui sont la garantie de leur bonus. Trop de facteurs influencent la réussite des élèves pour qu’elle ne soit imputable qu’au professeur. Il existe des enseignants qui ne devraient pas enseigner. Par contre, il existe encore beaucoup plus de professeurs compétents qui se donnent corps et âme à leur travail, et j’ai eu la chance d’en croiser plusieurs dans mon parcours scolaire. Ce n’est pas en changeant le type de rémunération que cela va changer.

Comment peut-on juger de la qualité d'un enseignant? Est-ce que les résultats scolaires obtenus par ses élèves sont suffisants? Où tient-on compte des heures supplémentaires à créer du matériel pédagogique et à aider des élèves à la pause du midi? Les enseignants devraient plutôt être jugés par leurs élèves, ceux qu’ils ont côtoyé une année durant, selon la manière de laquelle ils enseignent, leur disponibilité, la clarté de leurs explications et leur intérêt pour la matière enseignée, plutôt que par des notes objectives qui ne donnent rien de plus que des chiffres. Ce sont les élèves qui sont en mesure de juger la compétence d'un enseignant. Des mots permettent aux enseignants de s’améliorer alors que des statistiques de fin d’année et des bonus ne le permettent pas.

Pour plus d'information sur le pour et le contre de la rémunération à la performance, visionner la vidéo suivante:




[1] Tondreau, J. et Robert, M (2011). L’école québécoise, débats, enjeux et politiques sociales (2e édition). Anjou : Les éditions CEC.

[2] Le, T. H. (2014). DID2102 – Notes du cours 1 [Présentation Power Point]. Repréré dans l’environnement Studium : https://studium.umontreal.ca/course/view.php?id=59744

[3] Tondreau, J. et Robert, M (2011). L’école québécoise, débats, enjeux et politiques sociales (2e édition). Anjou : Les éditions CEC.

[4] Recherche et transfert cégep de Jonquière et Conseil régional de prévention de l’abandon scolaire cégep de Jonquière (2013). Indicateurs de persévérance scolaire au secondaire. Repéré à http://www.cegepjonquiere.ca/media/ecobes/IndicateursSecondaire_mai2013.pdf

[5] Archambault, J. et Chouinard, R (2009). Vers une gestion éducative de la classe (3e édition). Montréal : La Chenelière éducation.

[6] Clifton, R. A. et Long, J. C. (2013, Novembre). Pour de meilleurs enseignants dans les écoles publiques. Perspectives, une analyse publique des politiques du Canada. Repéré à http://www.fraserinstitute.org/publicationdisplay.aspx?id=20611&terms=r%C3%A9mun%C3%A9ration&LangType=1036http://www.fraserinstitute.org/publicationdisplay.aspx?id=20611&terms=r%C3%A9mun%C3%A9ration&LangType=1036

[7] Idem.

Commentaires

  1. Quel billet intéressant! D'emblée, je dois dire que je partage ton opinion, mais en lisant ton billet j'en suis d'autant plus convaincue. Tu as des arguments très bien étoffés et un raisonnement bien construit! As-tu pensé à envoyer ton texte au Devoir pour répondre à leur article?

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  2. Bonjour Catherine! Merci de ton commentaire. Je n'ai pas pensé écrire au Devoir, pour être honnête. Même si cela fait déjà un mois que l'article a été publié, je peux encore le faire!

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  3. Salut Christine! Je suis tombée sur ton article et j'ai décidé de le lire parce que c'est un sujet qui me préoccupe beaucoup et parce que je n'arrive pas à fixer mon opinion.

    Comme on l'a vu dans le vidéo présenté dans le cours « École et environnement social », les conséquences de ces mesures, appliquée aux États-Unis, en particulier à Washington, peuvent être désastreuse. Je crois que tu relèves plusieurs des conséquences néfastes de la rémunération au mérite des enseignants et je suis d'accord avec toi.

    D'un autre côté, comme mentionné dans le vidéo de ton billet, plus du 2/3 des québécois ayant répondu au sondage Léger Marketing croient qu'on devrait rémunérer les enseignants au mérite, comme c'est fait à l'Université. Les québécois voudraient donc encourager le bon travail et décourager le mauvais et là-dessus, je suis aussi d'accord. Je ne peux m'empêcher de me mettre dans la peau d'un prof qui fournit beaucoup d'efforts dans la réussite de ses élèves, prends de son temps personnel pour améliorer son travail et fait une réelle différence positive pour ses élèves, mais qui voit un autre enseignant qui, malgré son manque d'intérêt, sa mauvaise attitude, de mauvais résultats de ses élèves, gagne le même salaire que lui et a les mêmes avantages sociaux. Je serais vraiment fâchée que cela m'arrive et je trouverais cela injuste. D'ailleurs, l'école est l'un des rares milieux de travail ou la médiocrité n'est pas sanctionnée et le bon travail non félicité. Ce n'est pas logique selon moi ; nous sommes des professionnels ou pas?

    La question, c'est : Qu'est-ce qu'on doit faire pour encourager les enseignants à être de bons enseignants? D'ailleurs, comment évalue-t-on la compétence d'un enseignant? Et qu'est-ce qu'on fait avec les mauvais enseignants? Pas ceux dont les élèves n'ont pas une moyenne de 90% à un examen truqué, mais les quelques personnes qui ne sont malheureusement pas à leur place devant une classe. On en voit dans tous les domaines, des gens qui ne sont pas à leur place et doivent changer d'orientation et ça ne devrait pas être tabou. Surtout, ça ne devrait pas être les élèves qui en écopent!

    Dans un article de l'Institut Économique de Montréal parut en septembre 2011 (c'est eux qui ont fait le sondage Léger Marketing), on suggère de ne pas rémunérer les enseignements seulement selon les résultats ou l'amélioration de leurs élèves, mais donne des exemples de facteurs qui pourraient déterminer d'une prime (ajoutée à un salaire de base) pour le bon travail, basé sur le programme ProComp de Denver, apparemment l'un des meilleurs de ce genre.

    Qu'en pensez-vous? J'ai l'impression que j'ai une opinion que peux de gens partagent et j'aimerais vraiment comprendre pourquoi...

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    1. Seigneur c'est vraiment trop long comme réponse, mais ce sujet m'intéresse vraiment!

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    2. Bonjour Myriam,
      Je suis d’accord avec toi sur certains points. D’abord, je pense comme toi que ça ne serait pas une mauvaise chose d’encourager le bon travail des enseignants et de décourager le mauvais. Après tout, on souhaite tous le meilleur système éducatif possible. Je pense aussi qu’il y a quelque chose de très démoralisant de voir des enseignants « incompétents » qui restent en poste et ont un meilleur salaire grâce à leur ancienneté.

      Par contre, c’est l’aspect compétitif et purement économique de la rémunération au mérite qui me dérange. C’est vrai qu’avec le programme ProComp de Denver dont tu parles, la compétition semble être diminuée. Mais j’ai quand même peur qu’on en vienne à enseigner dans le but d’obtenir un bonus. À mon avis, l’enseignement devrait viser la réussite des élèves pour la réussite des élèves, pas la réussite pour avoir un bonus à la fin de l’année. Bref, le véritable problème selon moi avec la rémunération des enseignants au mérite, c’est qu’on apporte une valeur monétaire à la réussite des élèves, peu importe la forme qu’elle prend. C’est qu’on adopte une vision économique de l’éducation. Je craindrais donc qu’on oublie que l’éducation comporte plusieurs autres dimensions, qu’elle ne se résume pas uniquement à l’obtention d’un diplôme qui mène un emploi et à un salaire. Oui, on enseigne pour que nos élèves puissent s’insérer sur le marché du travail, mais on le fait aussi pour faire d’eux des citoyens responsables, des personnes saines qui peuvent se réaliser pleinement… Mais là je m’emporte !

      Ce que je veux dire au fond, c’est que je trouve cette vision économique de l’éducation très réductrice. D’un autre côté, je sais que, dans le système capitaliste dans lequel nous vivons, l’argent pourrait être une bonne source de motivation pour les enseignants qui risqueraient de quitter la profession. Alors, je ne sais vraiment pas quelle serait la solution idéale…

      J’ai tendance à être d’accord avec Christine quand elle dit que les élèves devraient être responsables (au moins en partie) de l’évaluation des enseignants. Ce sont eux qui peuvent dire s’ils ont réellement appris (ce qui est plus parlant à mon avis qu’une note à un examen), s’ils ont apprécié leur année scolaire, le travail et l’implication de leur enseignant. Et surtout, ils peuvent offrir des rétroactions à l’enseignant pour que celui-ci sache ce qu’il doit améliorer. C’est quelque chose de plus constructif selon moi que l’obtention ou non d’une prime à la fin de l’année.

      Enfin, un dernier aspect me chicote et il nous concerne directement : si on adopte la rémunération au mérite, va-t-on évaluer les enseignants débutants (ce que nous serons très bientôt !) de la même façon que les enseignants d’expérience ? Personnellement, j’aimerais avoir le temps d’acquérir de l’expérience et de la confiance en moi avant qu’on envoie des inspecteurs dans ma classe !

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    3. Bonjour Catherine!

      Je trouve vraiment pertinent le point que tu amènes en tout dernier. On ne peut pas juger de la compétence d'un nouvel enseignant comme on juge celle d'un enseignant qui a déjà vingt ans d'expérience. Dans ce même ordre d'idées, je me demande comment adapter la rémunération au mérite dans les écoles des milieux défavorisés, car les enseignants n'auront pas le même taux de réussite chez leurs élèves s'ils enseignent dans un quartier favorisé ou dans un quartier pauvre, puisque nous connaissons les facteurs qui influencent la réussite des élèves. Il faudrait faire du «jugement de compétence» différencié et cela risque d'être plutôt complexe!

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